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📙 [Chronique] L’homme qui savait la langue des serpents

De Andrus Kivirähk, aux éditions Le Tripode, 2007


Roman


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[Coup de cœur] En refermant ce roman, je dis waouh ! Une fable magique sur le temps qui passe et la modernité qui arrache les hommes de leurs racines, pour leur bien ou leur malheur. Andrus Kivirähk, nous entraine en Estonie, décrivant un moyen-âge fantasmé où les peuples sont attirés par les lumières d’une Chrétienté conquérante et aveuglés par le désir de devenir des êtres civilisés. Les pages se tournent sur une saga inspirante empreinte de sagesse, de colère et pas forcément d’espoir. D’autant plus d’actualité, ce roman nous projette vers les fausses lumières de la société de consommation, des images de célébrités et de riches, qui nous détournent d’une terre qui prend feu.

 

Au moyen-âge, Leemet est un enfant de la forêt. Malgré quelques temps passés dans un village à l’orée des arbres, sa famille est retournée dans la cabane ancestrale. Avec sa mère et sa sœur, ils vivent en communion avec la nature et les animaux. Son oncle lui apprend la langue des serpents, ce sifflement que tous les animaux reconnaissent et parlent. Mais peu à peu, la forêt se vide de ses familles attirées par la vie au village et les coutumes des chevaliers venus d’au-delà des mers. Sera-t-il le dernier des hommes à savoir la langue des serpents ?

 

L’homme qui savait la langue des serpents comporte évidemment plusieurs niveaux de lecture, dont certains m’échappent certainement. Au-delà de la fable, c’est une aventure initiatique pour le jeune Leemet, l’adulte et le vieillard. L’auteur utilise aussi l’humour pour décrire l’aliénation de l’homme au travail, qui ne s’aperçoit pas qu’il s’est enchainé lui-même et a rendu prisonnier ses enfants. C’est ainsi, que certains penseurs ont accusé l’agriculture, d’être le malheur des hommes, en tant que créatrice de la propriété, de l’obligation de travailler, des classes sociales, des guerres…. Merci aux éditions Le Tripode pour cette belle traduction.

 

❓Et vous, pensez-vous que l’agriculture fut le début du malheur des hommes ?




Début du livre « Il n’y a plus personne dans la forêt. Sauf des scarabées et autres petites bestioles, bien entendu. Eux, c’est comme si rien ne leur faisait l’effet, ils persistent à bourdonner ou à striduler comme avant. Ils volent, ils mordent, ils sucent le sang, ils me grimpent toujours aussi absurdement sur la jambe quand je me trouve sur leur chemin, ils courent dans tous les sens jusqu’à ce que je les fasse tomber par terre ou que je les écrase. Leur monde est toujours le même – mais même cela, il n’y en a plus pour longtemps. Leur heure viendra ! Bien sûr, je ne serai plus là pour le voir, nul ne sera plus là. Mais leur heure viendra, j’en suis sûr et certain. »

 

Extrait « C’est étrange que la langue des serpents soit tombée dans l’oubli, mais que la croyance en des génies demeure. La sottise est plus forte que la sagesse. La bêtise est coriace comme une racine ancrée dans ce sol que les hommes foulaient jadis. La forêt foisonne, il naît de plus en plus de gens au village ; et moi, je suis le dernier homme à savoir la langue des serpents. »

                                                    

Extrait « Pour la première fois, je me rendais compte du danger que les gens pouvaient représenter pour les serpents. Dans la forêt, cela ne m’était jamais passé par la tête : nous étions comme des frères, jamais un humain n’avait levé la main sur un reptile. C’était aussi absurde que de s’imaginer un chêne en train d’attaquer des bouleaux. Entre nos deux espèces, la paix avait toujours régné. Mais je voyais bien à présent que rien n’est éternel, et aussi qu’un homme pouvait très bien tuer un serpent d’un seul coup de canne. Inévitablement, mon regard sur Ints avait changé. Que son corps était fragile ! Pour quelqu’un qui ne comprenait pas la langue des serpents et qui avait un bâton assez long, il suffisait de se garder de ses crochets à venin, et l’affaire était dans le sac. Je me sentais mal, je lui voyais déjà l’échine brisée. Je détournai le regard. »

 

Extrait « Ce sont des phoques qui m’ont sauvé. Eux aussi, ils comprennent la langue des serpents. Ils m’ont porté jusqu’ici et j’ai pris possession de cette île. Et pourtant, depuis, j’ai vu débarquer toutes sortes de saloperies, il y a dix ans un plein bateau de chevaliers a accosté et quelques temps plus tard tout un troupeau de moines avec leurs domestiques, ils voulaient y planter un monastère. Je les ai tous liquidés. Je rampais dans l’herbe comme un serpent et je leur plantais mes crocs dans les jambons, ils tombaient par terre et je les égorgeais. Et puis je les équarrissais et les faisais bouillir jusqu’à que leurs os soient bien propres. Les crânes, j’en fais des coupes, histoire de passer le temps. Les soirées sont longues par ici, alors pour me désennuyer, je fais des sculptures sur crâne. »

 

Extrait « Il avait toujours vécu dans l’espoir que l’on se remettrait à vivre dans la forêt selon les anciennes coutumes, et voilà que, par le plus grand des hasards, il avait débarqué sur l’île où se morfondait l’Estonien sans aucun doute le plus antique qui se soit conservé jusqu’à nos jours. Il aurait dû en être heureux, mais lui-même était devenu trop moderne – il avait oublié la langue des serpents ! Ou bien il n’en faisait nul cas et il avait pris l’avertissement de mon grand-père pour un sifflement sans importance, croyant, sans nul doute sous l’influence d’Ülgas, que c’étaient les génies, non les serpents, qui guidaient son destin. Il n’était plus adapté à l’Ancien Monde, dont il ne comprenait plus la langue : cela lui avait coûté la vie, ses os, qui avaient été mis à bouillir, et son crâne, promis au destin de calice. »

                                                    

Extrait « « Tu es mon rêve », dis-je, « et j’ai bien l’intention de ne jamais me réveiller. » »

 

Extrait « Nous partîmes donc en guerre – une guerre d’un genre particulier, car nous n’avions pas le moindre espoir de vaincre. Nous n’étions tout de même que deux contre le monde entier, tels deux pucerons qui peuvent bien engloutir quelques feuilles, mais n’ont aucune chance de venir à bout de l’arbre tout entier. Nous allions de bataille en bataille, sans un endroit où nous replier après nos succès pour nous reposer et proclamer à nos proches restés à la maison : nous avons vaincus ! Nul ne nous attendait, nul n’espérait notre victoire. Nous ne combattions que pour notre plaisir, et parce que dans ce monde nouveau nous ne savions rien faire d’autre. »


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